NEWS

 
 

NEWS

 

En revenant de l'expo : Chiharu Shiota – Beyond consciousness à Aix-en-Provence (by Jean-Luc Cougy)

 

Chiharu Shiota - Collecting Feelings à la chapelle de la Visitation - Beyond consciousness à Aix-en-Provence

« Beyond consciousness » de Chiharu Shiota s’impose de toute évidence comme un des projets majeurs de la deuxième Biennale d’Aix et marquera sans doute la saison estivale dans la Région Sud.
Trois lieux patrimoniaux importants de la Ville d’Aix-en-Provence accueillent les œuvres et les installations de cette artiste de renommée internationale. En effet, « Beyond consciousness » se déploie au pavillon de Vendôme et au musée des Tapisseries jusqu’au 6 octobre prochain ainsi qu’à la chapelle de la Visitation, ouverte exceptionnellement pour l’occasion jusqu’au 1er septembre.

Christel Pélissier-Roy, commissaire de l’exposition et directrice des musées d’Art et d’Histoire, suit avec attention le travail de Chiharu Shiota depuis une vingtaine d’années. Elle reconnait avoir connu un « choc émotionnel » face aux œuvres qu’elle présentait à la 56e Biennale de Venise en 2015. L’accueillir à Aix relevait toutefois, confie-t-elle, du « fantasme »… Une rencontre décisive avec un des membres de la direction de Templon ayant longtemps vécu à Aix a permis de nouer le contact avec l’artiste. Après une visite de celle-ci, en juin dernier, l’improbable projet est rapidement devenu une réalité…

Chiharu Shiota décide de nommer cette exposition « Beyond consciousness / Au-delà de la conscience », car, dit-elle « toutes les œuvres de cette exposition traitent de processus dont nous ne sommes généralement pas conscients dans notre vie quotidienne, comme les mémoires universelles, la connectivité de tout et de tous, l’influence culturelle ou les processus dans notre corps ».

Dans un texte qui accompagne « Beyond consciousness », elle ajoute : « Cette exposition explore la condition humaine et ce qui se cache derrière. Dans mon travail, j’essaie de trouver un sens à la vie, à la connexion et à la mort. Je m’inspire de mes émotions et de mes expériences, mais il ne s’agit pas seulement de moi. Nous pensons tous que nous traversons la vie seuls et que nous sommes les seuls à avoir certaines pensées et sentiments dans notre cœur, mais nous sommes connectés de plusieurs manières. Nos souvenirs sont une partie cruciale de notre identité. C’est l’importance de la mémoire qui nous dit qui nous sommes, ce que nous avons fait de notre vie et avec qui nous étions connectés. Alors que notre cerveau détient une collection personnelle et intime de souvenirs, cette collection est inconnue des autres jusqu’à ce que vous partagiez avec eux votre expérience et vos sentiments ».

« Beyond consciousness » à la chapelle de la VisitatioN

Chiharu Shiota – Collecting Feelings à la chapelle de la Visitation – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Au bout de l’étroite rue Constantin, la mise en scène de cette chapelle baroque du XVIIe siècle est particulièrement spectaculaire. Sa découverte a, semble-t-il, été une révélation pour Chiharu Shiota. Rapidement, elle a imaginé Collecting Feelings, une installation monumentale où sont suspendus, dans une pluie de fils rouge, des centaines de dessins d’enfants et de lettres rédigées par des anonymes en réponse à la question : « De quoi êtes-vous reconnaissant ? ».

Entre confessionnal et bénitier, la boîte aux lettres qui était jusqu’au 5 mai dernier sous le porche de l’Hôtel de Ville témoigne de cette collecte d’ex-voto… À l’évidence, les visiteurs peuvent continuer à « témoigner de ce qui les rend heureux ou reconnaissants par une lettre, un mot, un dessin, des notes de musique »…

Dans son texte, l’artiste explique ainsi ses intentions : « Dans le passé, j’ai collecté des lettres de rêves, d’espoirs et de gratitude, révélant les nombreux sentiments des gens. Pour “Collecting Feelings”, je souhaite exposer une collection de lettres de remerciement que les gens ont partagées avec moi. Même si nous ne partageons pas les mêmes expériences, nous pouvons nous connecter en partageant des émotions. Toutes les vies sont remplies de bonheur, de souffrance, de déception et de gratitude et, en tant qu’êtres humains, nous pouvons établir des relations les uns avec les autres. Nous avons besoin de communiquer pour nous comprendre, mais au final, nous ne savons jamais vraiment ce que pensent les autres ».

Chiharu Shiota – Collecting Feelings, 2024 à la Chapelle de la Visitation Exposition Beyond consciousness ©Labo ville Aix en Provence

Collecting Feelings prolonge un série d’installations similaires qui intègrent des lettres et des dessins (Letters of Love (2022) au MOCA à Jacksonville en Floride, Last Hope (2022) au Aarhus Art Museum, The Eye of the Storm (2022) pour la triennale de Bangkok, Tell me your Story (2022) pour la Manifesta 14 à Prishtina ou encore I Hope… (2021) au Museum Folkwang à Essen)…

« Beyond consciousness » au musée des Tapisseries

Il faut traverser l’enfilade des pièces qui ouvrent sur la cour du palais de l’Archevêché pour rencontrer une première œuvre de State of Being. Dans l’ancienne salle à manger des archevêques, State of Being (Chairs) impose sa présence entre une chaise à porteurs et de monumentales armoires. Trois chaises très ordinaires sont emprisonnées dans un réseau dense de fils noirs entrecroisés.

Chiharu Shiota – State of being (Chairs), 2023 ©Labo ville d’Aix

Dans le cartel, l’artiste explique : « Je visite souvent les marchés aux puces à Berlin. Je sens cette présence de l’existence dans les nombreux objets différents que j’y trouve. J’ai l’impression de me connecter aux anciens propriétaires en acquérant ces objets anciens, et j’aime les utiliser dans mes installations ou sculptures par exemple dans State of Being (Chairs) et les immerger dans un réseau dense de fils entrelacés ».

Chiharu Shiota – State of being (Chairs), 2023 ©Labo ville d’Aix

Le titre State of Being revient souvent dans le travail de Chiharu Shiota. Il est le plus souvent attribué à des œuvres qui, comme celle-ci, « encagent » des objets trouvés : clefs, bateaux, robes, globe terrestre, atlas… Plus rarement, State of Being a été utilisé comme titre d’exposition. On se souvient notamment de State of Being (Il Gattopardo) qui occupait la Chapelle Vieille Charité à Marseille. En 2014 Chiharu Shiota l’avait investie en 2014 avec 12 costumes, conçus par Luisa Spinatelli pour Le Guépard créé par Roland Petit pour le Ballet National de Marseille en 1995.

Chiharu Shiota – State of being (Chairs), 2023 ©Labo ville d’Aix

Sur la droite de cette salle richement décorée, ouvre une galerie habituellement utilisée pour les expositions temporaires du musée des tapisseries. L’ensemble de cet espace en longueur accueille The Network, une installation immersive de fils rouges où les visiteur·euse·s sont invités à entrer. Cocon réconfortant ou atmosphère cauchemardesque et oppressante, croissance rampante de filaments fongiques, intérieur d’une artère ou d’un cordon ombilical… Chacun·e reste libre de sa propre projection…

L’installation rejoue ici, dans des dimensions plus modestes, l’imposante version que l’artiste avait présentée l’an dernier au Hammer Museum de Los Angeles. Elle avait alors déclaré : « Dès que les gens entrent dans mes œuvres, je veux qu’ils comprennent ce que c’est que de vivre et ce que c’est que de mourir »…
Pour l’installation aixoise, son propos est moins radical : « L’éphémère de mon travail a créé un autre aspect de mon art. J’aime l’idée que mon travail ne reste que dans la mémoire du visiteur. Bien que le tissage soit un processus intuitif et non coordonné – comme dessiner dans l’air – tout finit par former un tout harmonieux. The Network est spécifique à la pièce pour laquelle il a été créé et sera ensuite détruit. L’installation semble créer un chemin et chaque voyageur manifeste cette expérience dans un nouveau souvenir ».

Au fond de la galerie, un petit espace a été aménagé pour la diffusion d’un épisode de la série Art Basel’s « Meet the artists » mis en ligne en 2023. Dans son atelier à Berlin, Shiota raconte le diagnostic de son cancer au lendemain de l’annonce de sa plus grande exposition à ce jour au Mori Art Museum de Tokyo. Elle y évoque également le pouvoir symbolique du fil, métaphore du temps qui passe et de l’interconnexion…

« Beyond consciousness » au pavillon de Vendôme

Moins spectaculaire que les installations proposées au musée des tapisseries et à la chapelle de la Visitation, l’exposition présentée au pavillon de Vendôme n’en est pas moins incontournable. Elle permet en effet de comprendre le travail de Chiharu Shiota et les ressorts qui en sont à l’origine.

Les œuvres y sont présentées avec beaucoup de soin et d’attention.
L’accrochage joue subtilement avec les décors et le mobilier en place. Les socles prévus à l’origine du projet ont été opportunément abandonnés à l’exception du salon au rez-de-chaussée où la plupart des objets de Living Inside sont installés sur un grand podium blanc. On y découvre une collection de meubles pour maison de poupées et d’ustensiles miniatures reliés par des fils rouges.

Chiharu ShiotaLiving Inside, 2019-2023 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Quelques objets ainsi que de petits tableaux brodés et des formes ovoïdes en fils métalliques grimpent sur les murs et se confondent parfois avec la tapisserie. Entre deux fenêtres, un bureau mazarin d’enfant en bois d’orme accueille vaisselier, garde-manger et tarraillettes emprisonnés…

Présenté une première fois au musée Guimet en 2022, Living Inside a été imaginé pendant le confinement lorsque l’artiste était clouée à Berlin. « Chacun, dit-elle, était assis chez soi, regardait ses meubles et s’interrogeait sur le monde extérieur qui, pour à cet instant, n’était plus qu’un souvenir ».
Dans le texte qui accompagne « Beyond consciousness », elle raconte : « L’une des mémoires collectives qui s’étendent sur plusieurs générations a été la pandémie, pendant laquelle nous étions souvent chez nous. Je dessinais beaucoup, mais passais aussi de nombreuses heures avec ma famille, assise, regardant par la fenêtre. Le monde était devenu si petit. Chaque appartement est comme un monde à part entière et le monde extérieur si calme et distant.
J’ai réalisé que j’avais récupéré tous ces meubles de poupées dans les marchés aux puces et j’ai commencé à créer des scènes de ma vie et de celle des autres que j’imaginais. Créer “Living Inside”, c’était comme relier ces nombreuses vies et souvenirs avec un fil rouge. J’avais collectionné tous ces meubles de poupées, car je visite souvent les marchés aux puces de Berlin. Je ressens cette présence de l’existence dans les nombreux objets différents que j’y trouve ».

Chiharu Shiota – Out of my body, 2023 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Accroché au plafond du deuxième salon, un filet en cuir d’un rouge fané joue délicatement avec la couleur des tentures et la forme des rameaux de la tapisserie. Suspendu au-dessus d’un moulage en bronze des pieds de l’artiste, connecté d’abord comme un entonnoir étroit, il s’étend ensuite vers l’extérieur en taches explosives. Dans cette pièce baptisée Out of my body (2023), on perçoit assez vite qu’il s’agit d’une représentation des tissus cellulaires, des veines et des artères de Chiharu Shiota. Étendus au-delà de son corps, piqués par des aiguilles et dépliés, ses organes sont examinés pour observer l’évolution de la maladie.

À propos de cette œuvre, elle raconte : « Lorsque j’ai appris que mon cancer était revenu, le sol s’est effondré sous mes pieds. À l’hôpital, mon corps n’était plus mon corps, il était soumis à un système, décomposé et recomposé jusqu’à ce que je sois à nouveau entière. Mon corps a de nouveau guéri et aujourd’hui, lorsque mes pieds touchent la terre, je me sens connectée à la vie. »

Au pied de l’escalier, un petit salon au plafond décoré d’une « allégorie de l’abondance » du XVIIe siècle accueille des œuvres intimes et sombres. Sur un grand dessin (Red Line, 2018), des empreintes de mains plongées dans la peinture rouge paraissent vouloir s’échapper du papier…

Chiharu Shiota – Red Line, 2018 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

En face, huit photographies extraites d’une performance vidéo ( Earth and Blood, 2014) sont accrochées au-dessus d’un meuble d’appui où la forme d’un moulage en verre et ce qu’il contient (Glass, 2024) sont sans équivoque.

Chiharu ShiotaEarth and Blood, 2014 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Chiharu Shiota – Glass, 2024 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Dans le texte déjà cité, Chiharu Shiota raconte : « Être vivant signifie endurer la souffrance, cela fait partie de notre existence. J’ai transformé cette douleur incroyable que je ressentais dans des œuvres comme “Red Line” et “Earth and Blood” qui ont été créées après mes fausses couches ».

Après la première volée de marches de l’imposant escalier à double révolution, un grand tirage photographique (From DNA to DNA, 1994) témoigne d’une performance qui marque un tournant majeur dans l’œuvre de Chiharu Shiota.

Vue de l’escalier avec From DNA to DNA, 1994 – Chiharu Shiota ©Labo Ville d’Aix

En effet, le fil rouge est apparu pour la première fois dans cette performance-installation lors de son exposition de fin d’études à l’université Seika de Kyoto. Elle était allongée sur de petits oreillers éparpillés qui ressemblaient à des globules rouges sur le sol. Son corps était emmêlé par des fils rouges reliés à un faisceau au plafond, semblable à un cordon ombilical… Dans une interview accordée à Louisiana Channel, elle en faisait ce commentaire : « C’était une œuvre d’art dans laquelle je faisais partie de l’histoire de l’ADN. Je suis devenue une œuvre d’art. Je suis née de l’œuvre d’art »…

Chiharu Shiota – From DNA to DNA, 1994. Graduation exhibition : Kyoto Seika University, Kyoto City Museum of Art, Kyoto, Japan. Photo by Kayoko Matsunaga

Dans le texte qui accompagne « Beyond consciousness », elle explique : « Créer des œuvres d’art avec du fil a été une libération pour moi. Même si j’ai toujours voulu être peintre, je me suis vite sentie coincée dans mes études et j’ai voulu rompre avec ce médium et trouver le mien, moins chargé de théorie et d’histoire. J’ai commencé à réaliser de petites installations et performances comme “From DNA to DNA” qui n’existaient que dans l’esprit des visiteurs et dans certaines photographies ».

À l’étage, trois superbes sculptures en verre présentent des formes organiques qui ont été soufflées au travers d’objets métalliques contraignants (Fers à cheval, anneau accroché à une chaîne, grille). Elles sont entourées de fils de fer rouge ou noir… À leur propos, Chiharu Shiota explique « Mes sculptures en verre intitulées “Cell” ressemblent à des organes enveloppés dans du fil de fer, comme une incarnation du stress physique subi par mon corps pendant la chimiothérapie ».

Chiharu ShiotaCells, 2024 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Dans le vestibule, un très bel ensemble d’œuvres – certaines à l’acrylique, d’autres réalisées à la machine à coudre (Connected to the Universe, 2024) – montre une frêle silhouette noire reliée à des formes tourmentées qui font songer à d’étranges galaxies ou à des amas cellulaires…

Chiharu ShiotaConnected to the Universe, 2024 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Le salon qui ouvre sur la gauche accueille deux maisons traversées par d’inextricables tourbillons de fils métalliques et de perles (Inner Home, 2024) produites pour « Beyond consciousness ». Faut-il y voir d’éventuelles maquettes pour une prochaine installation de The Network au Pavillon de Vendôme ?

Chiharu Shiota – Inner Home, 2024 ©labo Ville d’Aix

Dans le salon de droite, on découvre State of Being (Numbers), 2023 qui rappelle l’œuvre installée dans l’ancienne salle à manger des archevêques… Ici, les chiffres emprisonnés dans le réseau de fils rouges paraissent faire écho à ceux du cartel d’horlogerie posé sur une table à jeu du XVIIIe.

Chiharu ShiotaState of Being (Numbers), 2023 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Une superbe commode transition en marqueterie estampillée Fouillet accueille une autre œuvre de la série State of Being (2024) où les membrures d’une barque en bronze enferment un amas de fils de laiton qui paraissent vouloir s’échapper…

Chiharu Shiota – State of Being, 2024 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Face aux fenêtres, un triptyque (Endless line, 2024) présente un inextricable réseau de fil rouge cousu sur la toile des châssis qui évoque l’installation The Network du musée des tapisseries…

Chiharu Shiota – Endless line, 2024 au pavillon de Vendôme – Beyond consciousness à Aix-en-Provence

Le parcours se termine dans une salle aux volets clos avec Life Unknown (2023), une œuvre qui elle aussi témoigne de l’expérience de la maladie vécue par l’artiste…

Chiharu Shiota – Life Unknown, 2023 ©Labo ville d’Aix

« Avec cette œuvre, je me demandais qu’arrive-t-il à notre conscience lorsque notre corps disparaît ? Comment suis-je connecté à l’univers ? Je me suis demandé à quelle fréquence on est capable de faire l’expérience de la mort au cours de sa vie. Mais peut-être que la force de la vie est atteinte par la confrontation avec la mort »…

Faut-il ajouter que faire l’expérience de « Beyond consciousness » est absolument incontournable ?

Commissariat : Christel Pélissier-Roy
Catalogue disponible fin juin avec des textes de Chiharu Shiota et Christel Pélissier-Roy

Article published on https://www.enrevenantdelexpo.com