The Art Newspaper : Le fil rouge de Chiharu Shiota à Aix-en-Provence (by Maud de La Forterie)
À l’occasion de la 2e édition de la Biennale d’Aix, trois institutions de la ville ont invité l’artiste japonaise Chiharu Shiota à déployer ses magnifiques toiles de fils rouge, toutes réalisées in situ.
Pour la 2e édition de la Biennale d’Aix-en-Provence, l’artiste japonaise Chiharu Shiota (née en 1972, représentée par la galerie Templon) intervient dans la cité de Cézanne et y déploie sa monumentale toile de fils rouges, dressant un dialogue physique avec l’architecture des lieux. Que ce soit au musée du Pavillon de Vendôme, au musée des Tapisseries ou bien à la Chapelle de la Visitation, l’œil éprouve toute la charge émotionnelle que provoquent ses œuvres et ses installations. Réunies sous le titre « Beyond Consciousness », ces trois interventions composent une exposition qui « explore la condition humaine et ce qui se cache derrière », comme le précise l’artiste, laquelle a représenté le Japon à la 56e Biennale de Venise, en 2015. « Dans mon travail, j’essaie de trouver un sens à la vie, à la connexion et à la mort. Je m’inspire de mes émotions et de mes expériences, mais il ne s’agit pas seulement de moi », affirme-t-elle.
À la fois onirique et organique, son œuvre s’articule autour de réseaux fins et fragiles de fils entrelacés, lesquels laissent poindre un sentiment d’apesanteur voué au merveilleux tout comme à la vulnérabilité. Dans cette cosmogonie fantastique teintée de poésie, l’ordre immatériel fait signe vers le transcendant jusqu’à embrasser le sacré, celui-là même qui prend socle au plus profond de notre humanité. Car dans les réalisations de Chiharu Shiota, tout est relié, les hommes et la mémoire, l’environnement et les objets. L’imaginaire et la réalité s’interpellent ainsi au sein des élégants salons du Pavillon de Vendôme où se déroule, en guise d’introduction, le premier volet de la manifestation. Ici se dévoilent des œuvres de toutes les périodes de la carrière de l’artiste, laquelle a pratiqué l’art de la performance, profondément éphémère, auprès de Marina Abramovic, avant de s’installer à Berlin au milieu des années 1990. Les photographies exposées gardent la mémoire vive de ce passé et côtoient de près des sculptures mêlant fils, verre, fer, mais aussi des toiles brodées. L’une des premières salles dévoile Living inside (2019-2023), pièce commencée à Berlin pendant le confinement où l’œil découvre une myriade de meubles de poupées, tous immergés dans un réseau dense de fils entrelacés, collectés dans les marchés aux puces berlinois. Chiharu Shiota y ressent « cette présence de l’existence » et une impression de « se connecter aux anciens propriétaires en acquérant ces objets ».
Une poétique du lien se manifeste, soulevant le paradoxe esthétique de l’absence, laquelle ne peut se penser qu’en rapport à son contraire – elle est toujours absence de, une ab-sentialatine. Le recours à la mémoire que convoque l’artiste aux travers de ses œuvres permet ainsi de conférer un supplément d’éternité à tout ce qui est éphémère, à l’exemple même du corps et de ses pulsations organiques. En témoigne la pièce Out of my body (2023) où un corps ailé, fait de cuir rouge découpé et semblant comme ensanglanté, surplombe un moulage en bronze de ses pieds. Ici, Chiharu Shiota explore les territoires intérieurs, ceux-là mêmes que connaissent tous ceux qui ont été frappés par la maladie, elle qui par deux fois – malgré son jeune âge – a été diagnostiqué d’un cancer.
Cette cartographie intime se poursuit au musée des Tapisseries, où un long couloir blanc se métamorphose en un tunnel saisissant, tout envahi par ce qui apparaît être un cocon, une chrysalide ou bien une gigantesque toile d’araignée (The Network, 2024). Pris dans un enchevêtrement de fils rouges tentaculaires, le visiteur ressent une impression constante de réseaux, de treillis et l’enchevêtrement est tel qu’il relie les opposés, la protection biologique à sa menace constante, à sa férocité.
Les questions relatives à la vie, à la mort, s’y entrelacent avec délicatesse et imprègnent également de leur marque volatile Collecting Feelings, œuvre monumentale exposée à la Chapelle de la Visitation, exceptionnellement ouverte au public pour l’occasion. Cette dernière se présente comme un majestueux ex-voto : dans une pluie de fils rouges, des centaines de dessins d’enfants et de lettres de gratitude paraissent flotter en suspension. L’introspection est de mise dans cette œuvre d’exception, où la connexion se mue en pure communion, célébrant le privilège fragile de l’existence.
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« Chiharu Shiota – Beyond Consciousness », du 18 mai au 6 octobre 2024, Biennale d’Aix-en-Provence, Musée des Tapisseries / Musée du Pavillon de Vendôme / Chapelle de la Visitation, 13090 Aix-en-Provence
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